Pile ou Face [3]
Quand j'étais petit, Mamie me montrait comment on prépare un affût. Ne pas se faire voir, observer derrière un interstice. Silencieux, immobile. On consultait les illustrations ensemble dans le guide des oiseaux avant de partir, j'apprenais par cœur ceux que je voulais voir. Le Milan royal avec sa queue en V et ses couleurs rousses. Le chardonneret élégant, bout du bec teinté et les ailes noires tachetées de blanc. Mes volatiles ont des carrosseries mates et des options luxe maintenant. Toujours les fesses contre le banc en haut de la butte, dans le bouquet d'arbres touffus, je zoome sur les lumières des phares. Personne ne me voit.
Des phares qui font un demi-tour sur le parking lointain, avant de s'immobiliser. Pas encore un oiseau rare. Juste une berline allemande à grosses jantes que les jeunes d'ici conduisent le permis à peine obtenu. Le moteur tourne, je vois des vapeurs surnaturelles dans les halos xénon du parking. Personne ne descend. On est le 10 du mois. La paye tombe le 8. Je risque d'en voir des communs, avant de tomber sur les ultra-rares. Mais si je suis patient... Autour des casinos il paraît qu'on rencontre forcément un jour des gens exceptionnels. Dangereux. Des ultrariches, des mafieux. Des politiciens corrompus avec les oligarques des pays bannis. C'est comme une loi physique. Là où il y a des jeux d'argent, ça attire les grands forceurs et les bourbiers. En squattant mon banc j'aimerais en voir un seul, de vrai spécimen. L'élite, il paraît qu'elle existe même si on ne la voit jamais. Ceux qui vivent dans des circuits séparés, avec domestiques, qui ne font pas les courses parce qu'ils ont des cuisiniers et qui ne mélangent pas leurs enfants avec nous, aux grandes écoles privées. Comme un monde parallèle. Mais ils n'ont pas encore aboli la rue, les riches. Il faudra bien qu'on se croise à un moment sur le ruban qui conduit jusqu'aux casinos.
Les phares s'éteignent au loin. En quelques secondes, trois jeunes gars pas assez bien habillés enjambent la dizaine de marches couverte d'un tapis rouge, avant de disparaître derrière les portes vitrées. C'est allé très vite. Comme avec les bêtes, il faut être attentif pour ne pas rater des apparitions. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir, seul dans la nuit. L'excitation d'espionner un autre monde m'électrisait, mais l'immobilité, la solitude, il va bientôt faire froid et flemme. Je ne sais plus ce que je cherchais vraiment en venant ici. Encore quelques véhicules à scruter, avant de me résigner. Encore quelques tours de roulette.
Mamie me manque un peu. Elle avait tellement de choses à me raconter. De l'inventivité, quand on s'ennuyait, des solutions à tous les problèmes de la vie. Mes problèmes sont trop différents aujourd'hui... Qu'est-ce qu'elle me répondrait ? Que c'est pas vraiment grave si je préfère me raconter le monde autrement ?
De la lumière là-bas. Impossible de s'ennuyer longtemps autour des machines à sous. Il y a un SUV noir qui s'avance lentement. Jusqu'au bout du parking, vers la barrière pour les employé⋅es. Ses phares s'immobilisent devant le portique. Le temps de déchiffrer l'immatriculation. Je crois que ça commence par CD... Corps Diplomatique ? La barrière se lève, le carénage glisse puis s'immobilise, en retrait, dans le périmètre interdit à toute personne étrangère au service. Les phares qui s'éteignent. Mais personne n'apparaît. Un canal invisible me raidit la nuque. Je ne sens plus le froid. Mamie dirait peut-être : Il y a une différence entre vouloir s'amuser et chercher les ennuis.
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