Pile ou Face [4]
Le vent qui souffle avant minuit vient de se lever. Dans la vallée on dit que ça annonce un temps nuageux. J'enfouis mon menton dans le cache-cou de cycliste, devant le ciel étoilé, et je repense à la boucle qu'il faudra réintégrer une fois mon cul décollé de ce banc. Un sample de réalité qui tourne entre quatre murs. Le hasard décidera de l'heure de mon retour, mais quelque soit le prochain résultat du lancer de la pièce de monnaie, je sais que je reviendrai toujours dans un salon carrelé blanc. Encore une vérité qui laisserait la psy sans voix : les propriétaires dallent leurs appartements tristes comme des labos pour nettoyer plus facilement les traces de nos existences. C'est pas juste du mauvais goût en décoration. C'est intentionnel.
Avant de rentrer dans mon petit studio vide, je veux la suite du spectacle. Il y a eu plusieurs arrivées devant la montée des marches, en bas. Le seul engin qui retient mon attention n'a toujours pas ouvert une portière vers notre dimension. Une voiture diplomatique, est-ce que c'est comme une valise diplo que même les flics n'ont pas le droit d'ouvrir ? Le véhicule reste stationné avec les phares, au tréfonds de la parcelle privative, pendant que les autres voitures tournent en rond devant des barrières sans pouvoir accéder aux secrets de l'arrière-boutique. Une femme à cheveu court est seule derrière le volant. C'est tout ce que j'en sais. Je n'ai pas eu le temps de la voir correctement avant qu'elle ne se gare à l'abri. Elle doit attendre quelqu'un dans sa Porsche, un SUV coûteux mais très commun, rien d'exceptionnel pour un spotteur. Moi c'est le contenu qui m'affole. Je pensais qu'un casino était le comble de l'opacité. Je n'avais jamais réfléchi au vide légal des consulats et des ambassades. Une chambre obscure qui se déplace dans notre espace public tout en se maintenant au-dessus des juridictions des pays qu'elle traverse, ça laisse quand même beaucoup de place à l'imagination. Surtout ici. Pourquoi la conductrice ne descend pas ? Par moment une tache bleutée apparaît derrière les vitres, mais les jumelles ne sont pas faîtes pour observer la nuit. La petite lueur d'écran se noie entre la clarté des phares et celle des illuminations sur la façade du casino. Peut-être qu'elle est chauffeuse, pour un riche client, ou pour quelqu'un qui travaille là. Qu'elle est une sorte de livreuse... ? Avec les privilèges spéciaux d'un véhicule inviolable comme ça, il pourrait y avoir n'importe quoi à l'intérieur. Des trucs illégaux. Je ne peux pas m'empêcher de penser à des choses compliquées. C'est vrai que j'ai un petit côté paro, la psy l'a quand même bien compris. Pourtant ça serait pas surprenant que des bails sombres aient lieu aussi chez nous, même si on est dans un trou à vaches. Les rubriques judiciaires dans les médias sont pleines d'histoires de détournements de fonds et de corruption, jusque dans les petites mairies. Si je me souviens bien, il y avait eu une histoire il y a quelques années, un fils de diplomate qui déplaçait de la drogue dans ses valises protégées par le secret diplomatique.
Le vent qui me glace le nez, ça me sort de mes fantasmes. Je remonte le cache-cou jusque sous les paupières, et je me souviens que je suis en train de brûler le temps en me racontant des histoires. Qu'il va falloir faire un choix pour y mettre fin. Je me souviens aussi qu'en calculant vite fait le ratio, j'ai plus de chances d'être déçu qu'émerveillé, sur ce tapis de réalité. J'espionne ce parking comme s'il allait y avoir un bouquet final, mais ce qui va vraiment se passer d'ici quinze ou vingt minutes, c'est que j'aurai à peine le temps d'apercevoir un dénouement sans intérêt. Encore un. Quelqu'un va sortir du casino et monter en vitesse dans la Porsche. La voiture disparaîtra avec son contenu, sans rien me raconter. Et ensuite, je serai de nouveau tout seul dans la nuit.
J'ai froid. Encore un peu de patience avant de lancer ma pièce pour décider. Même si je ne vois rien d'excitant ce soir, je veux rester jusqu'au bout de ma fiction diplomatique. Je me suis accroché à cette plaque d'immatriculation CD, je dois la voir disparaître sur la route pour pouvoir passer à autre chose. C'est rare d'être encore accroché par quelque chose. Alors j'attends, et je baisse les jumelles. Je visualise l'intérieur des lieux. Dedans il y a la moquette rouge partout. Le bar, sur la gauche, où même les péons comme moi peuvent se prendre pour quelqu'un. Je suis rentré une fois pour voir, au début. Au fond il y a la salle de jeu, barrée par des portiques. Il faut s'adresser à la caisse pour aller plus loin, un grand comptoir où une femme en chemise à col blanc reste assise toute la journée à attendre. On ne visite pas le royaume des machines à sous sans acheter d'abord des jetons. Le bar, lui, est accessible librement, mais si on tourne en rond sans dépenser d'argent, un vigile s'approche. J'avais imaginer boire un verre là-bas juste pour entendre des conversations de bourges du coin qui se donnent des rendez-vous d'affaires. Sauf qu'une seule conso c'est mon budget des courses pour la semaine. Et puis quand le mec en costume est venu me demander si j'attendais quelqu'un, j'ai eu l'impression d'être un clochard avec mes vêtements de tous les jours.
Oh... Il y a du mouvement au fond du parking privé. J'attrape les optiques grossissantes qui pendent à mon cou. Un éclairage s'est déclenché à l'arrière du casino. Une porte de secours qui s'ouvre perpendiculaire. Elle reste maintenue dans cette position, le panneau gris face à moi, mais je vois personne. L'éclairage extérieur est tellement fort qu'on devine le grain du crépi sur le mur. J'attends celui ou celle qui va se précipiter dans ce théâtre. D'une seconde à l'autre... Allez. Alors, qu'est-ce que vous attendez ?
[CC BY]