Carte de vœux

Chère Gabrielle Nanchen, Il a neigé bas dans mon Chablais. La tempête a secoué les arbres, cassant quelques branches et pliant les gens en deux, chorégraphie mille fois répétée de la marche contre le vent. À la gouille où je me baigne, l’eau a encore perdu quelques degrés. Je dis « mon Chablais », chère Gabrielle Nanchen, mais c’est aussi le vôtre et celui de toute personne qui s’y arrête, pour y naître, comme vous, pour y vivre quelques mois, un an, une existence, peu importe. Le Chablais, terre d’accueil, sait que nous sommes de passage, comme le Rhône qui le traverse dans son élan vers la Méditerranée. Aussi Valaisanne que vous soyez, vous êtes née à Aigle il y a, osons le dire, 80 ans. Huitante ans et que de combats ! Vous m’impressionnez. Vous aviez 28 ans en 1971 lorsque vous avez été élue au Conseil national. J’ouvre une parenthèse : pourquoi est-il si difficile de s’imaginer que les personnes plus âgées que nous ont été jeunes, elles aussi ? Non seulement vous étiez parmi les toutes premières femmes à accéder au parlement fédéral, mais vous étiez la benjamine ! Vous êtes une pionnière, Madame… Et quand je dis « pionnière », je garde de ce mot l’image mentale que j’en avais, petite : une photo couleur sépia montrant une femme volontaire, les manches retroussées, creusant un chemin à coups de pioche. Peut-être n’est-elle pas si fausse, cette image. Je vous écris avec gratitude, chère Gabrielle Nanchen, pour avoir été de celles qui ont ouvert la voie de l’égalité. Au gymnase, vous étiez, me dit-on, trois filles dans une classe de garçons. Figurez-vous que j’ai fait partie de la dernière volée de l’école vaudoise où les filles devaient faire plus de points que les garçons pour accéder aux études secondaires. Est-ce à ce moment-là que j’ai intériorisé le fait qu’il me faudrait travailler deux fois plus et deux fois mieux ? Depuis ce temps, vous avez – nous avons – obtenu l’égalité des droits civils, celui d’ouvrir un compte en banque sans la signature d’un mari, le congé maternité, le droit à l’avortement et l’inscription dans la Constitution du principe « à travail égal, salaire égal ». Un long chemin dont nous sommes loin de voir le bout. Il reste tant à faire pour partager mieux la charge mentale, la prévoyance vieillesse, le soin d’autrui qu’on appelle le care et qui est forcément gratuit. Comme le Rhône s’écoulant vers le Midi, nous voici en chemin, chère Gabrielle Nanchen. « Toi qui chemines, le chemin n’est que l’empreinte de tes pas et rien d’autre. Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, c’est en marchant que le chemin se crée », écrivait le poète espagnol Antonio Machado: En chemin vers 2024, je vous adresse mes vœux, chère Gabrielle Nanchen. À vous toutes, à vous tous, à vous encore qui ne vous reconnaissez pas dans les catégories de genre ou dans celui qui vous est assigné, je vous souhaite, je nous souhaite une année où la sagesse nous rappelle qu’au-delà des différences, notre humanité nous réunit. Ensemble, sur le même chemin.

Sororalement, Emmanuelle Robert, romancière

Cette carte de vœux a été lue le 4 janvier sur les ondes de la 1re dans l'émission “Porte-plume de Manuella Maury https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/porte-plume-des-fetes-27470498.html

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