Miaouf

A

Ce jour-là, j’avais 12 ans… ou bien 13, je ne sais plus très bien, mais ce dont je me souviens, en revanche, c’est de ce jour qui restera à jamais gravé dans ma mémoire comme dans du marbre… Je me réveillai en sursaut, les membres engourdis et ma respiration peinant à revenir, c’était encore mon crétin de petit frère qui s’était jeté sur mon lit de toute sa force et son poids, qui m’eurent semblé comparables à celles d’un rhinocéros. Oui, je dois bien l’avouer : mon petit frère, malgré ses 3 ans en moins, est plus grand et beaucoup plus fort que moi, ce qui m’a toujours empêché de profiter des avantages normalement occasionnés par le statut de grand frère. Néanmoins, il est ignorant et c’est une langue de vipère, je suis donc bien plus intelligent et sensible qu’il ne le sera jamais, c’est déjà ça. Mais peu importe, aujourd’hui, c’était le grand jour, j’allais enfin pouvoir me rapprocher de celle que j’aime tant, celle vers qui je me réfugie quand les choses tournent mal et qui ne m’a jamais laissé tomber, aujourd’hui, j’allais enfin naviguer sur la mer pour la première fois. Combien de fois n’ai-je pas pensé à ce jour, encore et encore, assis sur mon rocher, admirant les vagues tandis qu’elles me faisaient des signes de la main, les poissons m’invitant à les rejoindre à la manière d’un ami qui vous conseillerait un bon restaurant, et, me semblait-t-il, les flots adaptant chaque jour leurs courbes afin de garder leur attrait, leur singularité et leur beauté qui me plaisait tant. Je m’assis sur mon sempiternel rocher et attendit, mon père devait bientôt arriver, pour patienter je regardais encore une fois les vagues, inlassablement, me disant qu’après ce jour, plus jamais je ne verrais la mer de la même manière, et j’étais à mille lieues de savoir à quel point j’avais raison… Mon père n’a effectivement pas tardé à arriver, il était à l’heure, comme d’habitude. Je l’ai salué chaleureusement, serré dans mes bras, remercié une énième fois et nous sommes parti en direction de son bateau, à quelques centaines de mètres de là, une porte d’entrée vers l’étendue d’eau infinie. Tandis que je marchais, j’examinais tout autour de moi, mon regard s’attarda, sûrement par admiration, sur mon père. Il était pêcheur, un métier assez commun là où je vis mais qui avait très bonne réputation (ceux qui rapportent de quoi manger sont toujours appréciés), il était grand, je dirais 1m85 à peu près, et ses épaules étaient larges, comme presque tout le reste de son corps, ses bras étaient puissants, et il était assez impressionnant de voir la carrure d’un pêcheur aguerri (carrure dont mon frère semblait avoir hérité à la naissance, à mon détriment…). La seule chose petite chez lui, c’était sa tête, carrée et parsemée de longs et abondants cheveux noirs, rassemblés en un chignon à l’arrière de sa tête. J’avoue que ça lui donne un certain effet comique, mais jamais je n’aurais osé me moquer de lui, car bien qu’il n’eût jamais levé la main sur moi, mon père étant un homme des plus bienveillants, je suis convaincu qu’une seule de ses gifles pourrait me décrocher le visage et l’envoyer jusqu’à la lune sans le moindre effort. Et puis de toute façon, sur le rivage, je voyais un contraste bien plus grand : le bateau, c’était une véritable allumette ! J’ai tout d’abord cru à une blague, je ne voyais vraiment pas ce vieux fétu mal fichu chevaucher les vagues et transporter le colosse qu’était mon père, même moi je pourrais le briser en deux rien qu’en marchant dessus ! Mais visiblement, mon père était des plus sérieux, et malgré la joie que me procurait ce grand jour, je ressentais maintenant au fond de moi une certaine appréhension, et je précise bien appréhension, je n’avais pas peur ! De toute façon, que pouvait-il arriver de mal ? Ça y est ! On était partis ! Enfin ! Le bonheur que j’éprouvais était tel que je ne pouvais cesser de rire et de sourire, comme un enfant qui découvre l’hiver et qui part créer son tout premier bonhomme de neige. Au bout d’une dizaine de minutes, j’étais déjà bien plus calme, j’étais assis calmement dans l’allumette et je fermais les yeux en écoutant le doux clapotis des vagues, tumulte qui semblait transporter les souvenirs de ceux qui eurent jadis navigué en cet endroit, des millions de mémoires du passé qui se croisent, s’entrechoquent, se mélangent et s’emmêlent avant de repartir dans la noueuse distance, intangibles. J’écoutais ces souvenirs en essayant de les comprendre, parfois une bribe, un fragment, une molécule, il m’eut même semblé que, durant une fraction de seconde, je fus capable de percevoir une odeur. Une odeur de quoi ? Je ne sais pas. De rose, peut-être, ou d’un mélange encore inconnu, qui sait ? La mer détient encore tant de mystères. Combien de temps cela faisait-il que nous étions partis ? Je n’en avais plus aucune idée, mais la chaleur du soleil commençait à frapper ma tête comme l’on frappe une cloche, et cette dernière commençait à me lancer furieusement. Comment diable la gracieuse mer pouvait-elle refléter quelque chose d’aussi sournois et sauvage que cet astre hautain, abusant de son pouvoir pour opprimer ceux qui ne sont pas aussi grands que lui, allant même jusqu’à détruire l’élément de la mer dès qu’il se trouve vulnérable, un tyran divin qui serait capable de réduire en cendres un univers entier pour son bon plaisir. Mais j’en fis assez vite abstraction, car les nuages commençaient à le masquer et la mer à gronder, un grondement d’un sourd vacarme qui s’élevait des tréfonds de la grande bleue, et voici maintenant que les nuages pleuraient, tandis que l’horizon plat commençait à se déformer et à se déchirer, dans une violence grandissante. Je regardais mon père qui paraissait effrayé, comment mon père pouvait-il être effrayé, lui qui n’avait jamais peur ? Y avait-il une bonne raison d’être effrayé alors que la mer nous protégeait et que le soleil était caché derrière les nuages ? La décision fut tout de même prise de rentrer mais la mer n’était pas de cet avis, et en un éclair, une masse d’eau s’écrasa sur l’allumette et tout devint subitement noir… Je repris conscience, ou ce qui me semblait être la conscience, dans un espace noir, vide, abyssal, tous les concepts superflus tels que la distinction entre le haut du bas ou la gauche de la droite, ou encore mon propre nom m’étaient inconnus. Je flottais dans cet environnement infini, à la fois glaçant et réconfortant, chaleureux et oppressant, ou le monde semblait tenir dans la paume d’une main et l’éternité dans une seule heure. Et à travers la profonde noirceur, des lignes… Comment ça des lignes ? Je n’en sais rien, mais je voyais des lignes, des millions de lignes qui s’entremêlaient, noire clarté au milieu de l’obscurité, code génétique des mouvements de la mer. Je fixais le sombre horizon, à la recherche d’une direction quand ma tête se mit à vibrer, avec une force et une insistance redoublant à chaque instant, s’amplifiant, encore et encore, telle une tonitruante agonie dans le silence. Ma vue se brouilla et je voulus me tenir la tête, hélas je réalisai que mon corps ne répondait pas, pas ici, ici seule ma tête était capable de percevoir, de sentir, de toucher, de vivre, comme un seul être vivant, ce que je voyais n’était plus l’image de mes yeux, mais la réalité à travers la fenêtre de l’esprit, j’observais une réalité normalement faussée par cette limitation humaine qui ne peut percevoir le vent, quand bien même il est une des plus grandes forces de notre monde, en d’autres termes, le fardeau et la faiblesse de l’être humain. Et je réalisais dans le même temps que je n’étais pas fait pour le supporter, et que ma douleur venait sûrement de là, ma tête semblait être sur le point d’exploser. Puis tout redevint calme, tout redevint normal. Normal ? Non. Quelque chose avait changé, je le savais, mais quoi ? Les lignes ? Je regardais dans le vide à leur recherche et je vis que je ne m’étais pas trompé, les courbes commençaient à désorganiser leurs variations, à se couper entre elles, à fonctionner non comme un ensemble mais comme un million d’entités distinctes. De ce chaos semblait sortir une forme, j’y distinguais vaguement des jambes, des bras, bientôt une tête, puis, peu à peu, un être véritable se forma devant moi, je voulus lui parler, lui demander comment partir d’ici, mais ma voix ne servait à rien ici, j’étais connecté par ma simple volonté à tout ce qui s’étendait autour de moi, alors sitôt que j’eus évoqué en moi l’idée de partir d’ici, l’entité devant moi leva son bras vers ce qui semblait être le haut, je regardas dans cette direction et vis une lumière, une faible lumière, qui ne faisait que rétrécir, s’affaiblir, mourir à petit feu. Puis je me sentis tiré vers le bas à une vitesse hallucinante, je voulus crier, impossible. Je voulus me débattre, impossible. Je compris à cet instant que la lumière était mon seul espoir, et alors que cette pensée me remplissait comme une chambre remplie par la lumière du soleil, ou une église par la présence de son dieu, je me sentis ralentir, puis m’arrêter, puis repartir, mais dans l’autre sens ! Et la lumière grandissait, illuminait tout, remplaçait l’obscurité, de plus en plus vite, bientôt elle allait remplir tout l’obscurité, encore quelques secondes, ça y est, tout était illuminé, et maintenant ? Je m’éveillai d’un coup, toussant comme si je crachais mes poumons, je repris mes esprits et regardai autour de moi, je vis la mer, l’allumette, mon père m’aidant à me lever, encore inquiet, tout en m’expliquant qu’il m’avait sauvé de la noyade. Cela peut être absurde mais ce jour-là, j’ai réalisé que j’avais été piégé par la mer, et quel le soleil m’avait peut-être bien sauvé.