On me demande ce qu'est une classe sociale, je réponds quoi ? Je dis oui les bourgeois ne portent plus de chapeau claque, je dis non ?
La pièce de monnaie tourne sur elle-même dans les airs. Trajectoire verticale dans le salon aux dalles carrelage blanc, petite pile de chaos qui monte sous le plafond, avant de se planter dans le tapis. J'attends un instant. Je ne sens plus le poids sur mes soucis. Me penche pour regarder : Face. 22 h. Lundi soir. Le hasard fait un choix binaire, brutal.
C'était OUI donc j'ai marché sous la lune pour traverser le champ à la sortie de la ville, comme quand on avait 14 ans. La butte derrière le casino, avec un banc qui n'est pas réparé. Je suis monté là tout seul et grâce au hasard je peux contempler la beauté bousillée par une salle de jeux d'argent. Les montagnes au loin sont plus noires que la nuit. À mes pieds les lumières plus captives que la clientèle. Miser ça détend. Donc les gens friqués viennent chercher le cocktail d'adrénaline et de dé-charge mentale. Enfin je suppose, je ne suis pas à leur place, j'ai pas leur capital risque. Mais moi aussi je joue maintenant. À pile ou face, toutes les décisions importantes.
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Des phares qui se croisent en tournant comme des bestioles. Toutes les cinq minutes. La diffraction dans les lentilles ne donne pas une image aussi claire que le jour, mais sous la lumière des lampadaires je vois la couleur de leurs vestes quand s'ouvrent les portières. Je devine aussi les plaques d'immatriculation. Presque distinctement. Ma psy ne comprendrait pas. Je dois lui cacher cette nouvelle occupation. Elle n'en voit que les conséquences positives, se félicite de mes progrès, parce que lâcher prise ça aide à arrêter de stresser. Je lance des pièces pour ça. Elle a beau répéter que ma volonté est un moteur ou une voile, on n'est jamais aussi heureux qu'en abandonnant totalement le contrôle. C'est bien ce qu'ils veulent non ? Les patrons et les référent⋅es emploi, prêt⋅es à m'envoyer dans n'importe quel dépôt qui pue le gasoil. On n'a jamais eu le contrôle de nos existence. On n'a même pas notre mot à dire sur les chiffres d'affaire dont on ne voit jamais la couleur, au SMIC. Si je dois lui révéler ce que je pense vraiment à la psy, elle va froncer un sourcil en se penchant vers son bureau, avant d'asséner une de ses vérités qui me renverront des années en arrière. Et puis elle sera obligée de noter, qu'il n'y a “pas d'amélioration”.
Autant faire semblant.
Le casino construit sur une zone naturelle protégée. Les phares comme des lasers dans la nuit. Le Maire est un arnaqueur, mais ses fraudes sont légales, alors ça ne dérange pas ma psy. À la place de la zone humide, une tourbière qui abritait des plantes carnivores et d'autres espèces protégées, il a autorisé le bétonnage. Il a suffit d'une seule petite zone “éco-responsable”, sur un bout de parking perméabilisé, pour valider tout le carnage. Subventionné par la région et l'État. Maintenant les allées et venues de voitures ont remplacé le bruit des insectes rares.
Leur roulette est truquée, alors j'utilise la mienne. On observe les immatriculations comme des oiseaux. J'ai les jumelles longue distance que mamie utilisait. Je les regarde. Voyeur de leur gaspillage, beaux manteaux, voitures grande gamme, pour aller jeter de l'argent. Bien sûr que ça pose des questions leur vie privée, mais ma référente Parcours Emploi Renforcé m'a recommandé de ne pas penser à ce qui était en dehors de mon contrôle. Au lancer de pièces, je joue tout. L'avenir, l'éthique, la morale. Ça remet de l'appétit au quotidien. Entre deux convocations pour me faire menacer parce que j'ai encore refusé une offre d'emploi.
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Quand j'étais petit, Mamie me montrait comment on prépare un affût. Ne pas se faire voir, observer derrière un interstice. Silencieux, immobile. On consultait les illustrations ensemble dans le guide des oiseaux avant de partir, j'apprenais par cœur ceux que je voulais voir. Le Milan royal avec sa queue en V et ses couleurs rousses. Le chardonneret élégant, bout du bec teinté et les ailes noires tachetées de blanc. Mes volatiles ont des carrosseries mates et des options luxe maintenant. Toujours les fesses contre le banc en haut de la butte, dans le bouquet d'arbres touffus, je zoome sur les lumières des phares. Personne ne me voit.
Des phares qui font un demi-tour sur le parking lointain, avant de s'immobiliser. Pas encore un oiseau rare. Juste une berline allemande à grosses jantes que les jeunes d'ici conduisent le permis à peine obtenu. Le moteur tourne, je vois des vapeurs surnaturelles dans les halos xénon du parking. Personne ne descend. On est le 10 du mois. La paye tombe le 8. Je risque d'en voir des communs, avant de tomber sur les ultra-rares. Mais si je suis patient... Autour des casinos il paraît qu'on rencontre forcément un jour des gens exceptionnels. Dangereux. Des ultrariches, des mafieux. Des politiciens corrompus avec les oligarques des pays bannis. C'est comme une loi physique. Là où il y a des jeux d'argent, ça attire les grands forceurs et les bourbiers. En squattant mon banc j'aimerais en voir un seul, de vrai spécimen. L'élite, il paraît qu'elle existe même si on ne la voit jamais. Ceux qui vivent dans des circuits séparés, avec domestiques, qui ne font pas les courses parce qu'ils ont des cuisiniers et qui ne mélangent pas leurs enfants avec nous, aux grandes écoles privées. Comme un monde parallèle. Mais ils n'ont pas encore aboli la rue, les riches. Il faudra bien qu'on se croise à un moment sur le ruban qui conduit jusqu'aux casinos.
Les phares s'éteignent au loin. En quelques secondes, trois jeunes gars pas assez bien habillés enjambent la dizaine de marches couverte d'un tapis rouge, avant de disparaître derrière les portes vitrées. C'est allé très vite. Comme avec les bêtes, il faut être attentif pour ne pas rater des apparitions. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir, seul dans la nuit. L'excitation d'espionner un autre monde m'électrisait, mais l'immobilité, la solitude, il va bientôt faire froid et flemme. Je ne sais plus ce que je cherchais vraiment en venant ici. Encore quelques véhicules à scruter, avant de me résigner. Encore quelques tours de roulette.
Mamie me manque un peu. Elle avait tellement de choses à me raconter. De l'inventivité, quand on s'ennuyait, des solutions à tous les problèmes de la vie. Mes problèmes sont trop différents aujourd'hui... Qu'est-ce qu'elle me répondrait ? Que c'est pas vraiment grave si je préfère me raconter le monde autrement ?
De la lumière là-bas. Impossible de s'ennuyer longtemps autour des machines à sous. Il y a un SUV noir qui s'avance lentement. Jusqu'au bout du parking, vers la barrière pour les employé⋅es. Ses phares s'immobilisent devant le portique. Le temps de déchiffrer l'immatriculation. Je crois que ça commence par CD... Corps Diplomatique ? La barrière se lève, le carénage glisse puis s'immobilise, en retrait, dans le périmètre interdit à toute personne étrangère au service. Les phares qui s'éteignent. Mais personne n'apparaît. Un canal invisible me raidit la nuque. Je ne sens plus le froid. Mamie dirait peut-être : Il y a une différence entre vouloir s'amuser et chercher les ennuis.
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Le vent qui souffle avant minuit vient de se lever. Dans la vallée on dit que ça annonce un temps nuageux. J'enfouis mon menton dans le cache-cou de cycliste, devant le ciel étoilé, et je repense à la boucle qu'il faudra réintégrer une fois mon cul décollé de ce banc. Un sample de réalité qui tourne entre quatre murs. Le hasard décidera de l'heure de mon retour, mais quelque soit le prochain résultat du lancer de la pièce de monnaie, je sais que je reviendrai toujours dans un salon carrelé blanc. Encore une vérité qui laisserait la psy sans voix : les propriétaires dallent leurs appartements tristes comme des labos pour nettoyer plus facilement les traces de nos existences. C'est pas juste du mauvais goût en décoration. C'est intentionnel.
Avant de rentrer dans mon petit studio vide, je veux la suite du spectacle. Il y a eu plusieurs arrivées devant la montée des marches, en bas. Le seul engin qui retient mon attention n'a toujours pas ouvert une portière vers notre dimension. Une voiture diplomatique, est-ce que c'est comme une valise diplo que même les flics n'ont pas le droit d'ouvrir ? Le véhicule reste stationné avec les phares, au tréfonds de la parcelle privative, pendant que les autres voitures tournent en rond devant des barrières sans pouvoir accéder aux secrets de l'arrière-boutique. Une femme à cheveu court est seule derrière le volant. C'est tout ce que j'en sais. Je n'ai pas eu le temps de la voir correctement avant qu'elle ne se gare à l'abri. Elle doit attendre quelqu'un dans sa Porsche, un SUV coûteux mais très commun, rien d'exceptionnel pour un spotteur. Moi c'est le contenu qui m'affole. Je pensais qu'un casino était le comble de l'opacité. Je n'avais jamais réfléchi au vide légal des consulats et des ambassades. Une chambre obscure qui se déplace dans notre espace public tout en se maintenant au-dessus des juridictions des pays qu'elle traverse, ça laisse quand même beaucoup de place à l'imagination. Surtout ici. Pourquoi la conductrice ne descend pas ? Par moment une tache bleutée apparaît derrière les vitres, mais les jumelles ne sont pas faîtes pour observer la nuit. La petite lueur d'écran se noie entre la clarté des phares et celle des illuminations sur la façade du casino. Peut-être qu'elle est chauffeuse, pour un riche client, ou pour quelqu'un qui travaille là. Qu'elle est une sorte de livreuse... ? Avec les privilèges spéciaux d'un véhicule inviolable comme ça, il pourrait y avoir n'importe quoi à l'intérieur. Des trucs illégaux. Je ne peux pas m'empêcher de penser à des choses compliquées. C'est vrai que j'ai un petit côté paro, la psy l'a quand même bien compris. Pourtant ça serait pas surprenant que des bails sombres aient lieu aussi chez nous, même si on est dans un trou à vaches. Les rubriques judiciaires dans les médias sont pleines d'histoires de détournements de fonds et de corruption, jusque dans les petites mairies. Si je me souviens bien, il y avait eu une histoire il y a quelques années, un fils de diplomate qui déplaçait de la drogue dans ses valises protégées par le secret diplomatique.
Le vent qui me glace le nez, ça me sort de mes fantasmes. Je remonte le cache-cou jusque sous les paupières, et je me souviens que je suis en train de brûler le temps en me racontant des histoires. Qu'il va falloir faire un choix pour y mettre fin. Je me souviens aussi qu'en calculant vite fait le ratio, j'ai plus de chances d'être déçu qu'émerveillé, sur ce tapis de réalité. J'espionne ce parking comme s'il allait y avoir un bouquet final, mais ce qui va vraiment se passer d'ici quinze ou vingt minutes, c'est que j'aurai à peine le temps d'apercevoir un dénouement sans intérêt. Encore un. Quelqu'un va sortir du casino et monter en vitesse dans la Porsche. La voiture disparaîtra avec son contenu, sans rien me raconter. Et ensuite, je serai de nouveau tout seul dans la nuit.
J'ai froid. Encore un peu de patience avant de lancer ma pièce pour décider. Même si je ne vois rien d'excitant ce soir, je veux rester jusqu'au bout de ma fiction diplomatique. Je me suis accroché à cette plaque d'immatriculation CD, je dois la voir disparaître sur la route pour pouvoir passer à autre chose. C'est rare d'être encore accroché par quelque chose. Alors j'attends, et je baisse les jumelles. Je visualise l'intérieur des lieux. Dedans il y a la moquette rouge partout. Le bar, sur la gauche, où même les péons comme moi peuvent se prendre pour quelqu'un. Je suis rentré une fois pour voir, au début. Au fond il y a la salle de jeu, barrée par des portiques. Il faut s'adresser à la caisse pour aller plus loin, un grand comptoir où une femme en chemise col blanc reste assise toute la journée à attendre. On ne visite pas le royaume des machines à sous sans acheter d'abord des jetons. Le bar est accessible librement, mais si on tourne en rond sans dépenser d'argent, un vigile s'approche. J'avais imaginer boire un verre là-bas juste pour entendre des conversations de bourges du coin qui se donnent des rendez-vous d'affaires. Sauf qu'une seule conso c'est mon budget des courses pour la semaine. Et puis quand le mec en costume est venu me demander si j'attendais quelqu'un, j'ai eu l'impression d'être un clochard avec mes vêtements de tous les jours.
Oh... Il y a du mouvement au fond du parking privé. J'attrape les optiques grossissantes qui pendent à mon cou. Un éclairage s'est déclenché à l'arrière du casino. Une porte de secours qui s'ouvre perpendiculaire. Elle reste maintenue dans cette position, le panneau gris face à moi, mais je vois personne. L'éclairage extérieur est tellement fort qu'on devine le grain du crépi sur le mur. J'attends celui ou celle qui va se précipiter dans ce théâtre. D'une seconde à l'autre... Allez. Alors, qu'est-ce que vous attendez ?
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