P É O N A G E

☰ Textes en licence libre Creative Commons BY-SA ou BY, suivant mention. ❖ Auteur : Wilem Ortiz



On me demande ce qu'est une classe sociale, je réponds quoi ? Je dis oui les bourgeois ne portent plus de chapeau claque, je dis non ?

La pièce de monnaie tourne sur elle-même dans les airs. Trajectoire verticale dans le salon aux dalles carrelage blanc, petite pile de chaos qui monte sous le plafond, avant de se planter dans le tapis. J'attends un instant. Je ne sens plus le poids sur mes soucis. Me penche pour regarder : Face. 22 h. Lundi soir. Le hasard fait un choix binaire, brutal.

C'était OUI donc j'ai marché sous la lune pour traverser le champ à la sortie de la ville, comme quand on avait 14 ans. La butte derrière le casino, avec un banc qui n'est pas réparé. Je suis monté là tout seul et grâce au hasard je peux contempler la beauté bousillée par une salle de jeux d'argent. Les montagnes au loin sont plus noires que la nuit. À mes pieds les lumières plus captives que la clientèle. Miser ça détend. Donc les gens friqués viennent chercher le cocktail d'adrénaline et de dé-charge mentale. Enfin je suppose, je ne suis pas à leur place, j'ai pas leur capital risque. Mais moi aussi je joue maintenant. À pile ou face, toutes les décisions importantes.

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Des phares qui se croisent en tournant comme des bestioles. Toutes les cinq minutes. La diffraction dans les lentilles ne donne pas une image aussi claire que le jour, mais sous la lumière des lampadaires je vois la couleur de leurs vestes quand s'ouvrent les portières. Je devine aussi les plaques d'immatriculation. Presque distinctement. Ma psy ne comprendrait pas. Je dois lui cacher cette nouvelle occupation. Elle n'en voit que les conséquences positives, se félicite de mes progrès, parce que lâcher prise ça aide à arrêter de stresser. Je lance des pièces pour ça. Elle a beau répéter que ma volonté est un moteur ou une voile, on n'est jamais aussi heureux qu'en abandonnant totalement le contrôle. C'est bien ce qu'ils veulent non ? Les patrons et les référent⋅es emploi, prêt⋅es à m'envoyer dans n'importe quel dépôt qui pue le gasoil. On n'a jamais eu le contrôle de nos existence. On n'a même pas notre mot à dire sur les chiffres d'affaire dont on ne voit jamais la couleur, au SMIC. Si je dois lui révéler ce que je pense vraiment à la psy, elle va froncer un sourcil en se penchant vers son bureau, avant d'asséner une de ses vérités qui me renverront des années en arrière. Et puis elle sera obligée de noter, qu'il n'y a “pas d'amélioration”.

Autant faire semblant.

Le casino construit sur une zone naturelle protégée. Les phares comme des lasers dans la nuit. Le Maire est un arnaqueur, mais ses fraudes sont légales, alors ça ne dérange pas ma psy. À la place de la zone humide, une tourbière qui abritait des plantes carnivores et d'autres espèces protégées, il a autorisé le bétonnage. Il a suffit d'une seule petite zone “éco-responsable”, sur un bout de parking perméabilisé, pour valider tout le carnage. Subventionné par la région et l'État. Maintenant les allées et venues de voitures ont remplacé le bruit des insectes rares.

Leur roulette est truquée, alors j'utilise la mienne. On observe les immatriculations comme des oiseaux. J'ai les jumelles longue distance que mamie utilisait. Je les regarde. Voyeur de leur gaspillage, beaux manteaux, voitures grande gamme, pour aller jeter de l'argent. Bien sûr que ça pose des questions leur vie privée, mais ma référente Parcours Emploi Renforcé m'a recommandé de ne pas penser à ce qui était en dehors de mon contrôle. Au lancer de pièces, je joue tout. L'avenir, l'éthique, la morale. Ça remet de l'appétit au quotidien. Entre deux convocations pour me faire menacer parce que j'ai encore refusé une offre d'emploi.

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Quand j'étais petit, Mamie me montrait comment on prépare un affût. Ne pas se faire voir, observer derrière un interstice. Silencieux, immobile. On consultait les illustrations ensemble dans le guide des oiseaux avant de partir, j'apprenais par cœur ceux que je voulais voir. Le Milan royal avec sa queue en V et ses couleurs rousses. Le chardonneret élégant, bout du bec teinté et les ailes noires tachetées de blanc. Mes volatiles ont des carrosseries mates et des options luxe maintenant. Toujours les fesses contre le banc en haut de la butte, dans le bouquet d'arbres touffus, je zoome sur les lumières des phares. Personne ne me voit.

Des phares qui font un demi-tour sur le parking lointain, avant de s'immobiliser. Pas encore un oiseau rare. Juste une berline allemande à grosses jantes que les jeunes d'ici conduisent le permis à peine obtenu. Le moteur tourne, je vois des vapeurs surnaturelles dans les halos xénon du parking. Personne ne descend. On est le 10 du mois. La paye tombe le 8. Je risque d'en voir des communs, avant de tomber sur les ultra-rares. Mais si je suis patient... Autour des casinos il paraît qu'on rencontre forcément un jour des gens exceptionnels. Dangereux. Des ultrariches, des mafieux. Des politiciens corrompus avec les oligarques des pays bannis. C'est comme une loi physique. Là où il y a des jeux d'argent, ça attire les grands forceurs et les bourbiers. En squattant mon banc j'aimerais en voir un seul, de vrai spécimen. L'élite, il paraît qu'elle existe même si on ne la voit jamais. Ceux qui vivent dans des circuits séparés, avec domestiques, qui ne font pas les courses parce qu'ils ont des cuisiniers et qui ne mélangent pas leurs enfants avec nous, aux grandes écoles privées. Comme un monde parallèle. Mais ils n'ont pas encore aboli la rue, les riches. Il faudra bien qu'on se croise à un moment sur le ruban qui conduit jusqu'aux casinos.

Les phares s'éteignent au loin. En quelques secondes, trois jeunes gars pas assez bien habillés enjambent la dizaine de marches couverte d'un tapis rouge, avant de disparaître derrière les portes vitrées. C'est allé très vite. Comme avec les bêtes, il faut être attentif pour ne pas rater des apparitions. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir, seul dans la nuit. L'excitation d'espionner un autre monde m'électrisait, mais l'immobilité, la solitude, il va bientôt faire froid et flemme. Je ne sais plus ce que je cherchais vraiment en venant ici. Encore quelques véhicules à scruter, avant de me résigner. Encore quelques tours de roulette.

Mamie me manque un peu. Elle avait tellement de choses à me raconter. De l'inventivité, quand on s'ennuyait, des solutions à tous les problèmes de la vie. Mes problèmes sont trop différents aujourd'hui... Qu'est-ce qu'elle me répondrait ? Que c'est pas vraiment grave si je préfère me raconter le monde autrement ?

De la lumière là-bas. Impossible de s'ennuyer longtemps autour des machines à sous. Il y a un SUV noir qui s'avance lentement. Jusqu'au bout du parking, vers la barrière pour les employé⋅es. Ses phares s'immobilisent devant le portique. Le temps de déchiffrer l'immatriculation. Je crois que ça commence par CD... Corps Diplomatique ? La barrière se lève, le carénage glisse puis s'immobilise, en retrait, dans le périmètre interdit à toute personne étrangère au service. Les phares qui s'éteignent. Mais personne n'apparaît. Un canal invisible me raidit la nuque. Je ne sens plus le froid. Mamie dirait peut-être : Il y a une différence entre vouloir s'amuser et chercher les ennuis.

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